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Jacques Duboin et le droit à la vie

Le banquier et industriel Jacques Duboin (1878-1976), ancien député et ministre d’Aristide Briand, avait fondé le Mouvement Français pour l’Abondance et jeté les bases d’une nouvelle économie de distribution où la monnaie n’aurait plus qu’une seule fonction : mettre l’avoir au service de l’être.

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Jacques Duboin, né le 17 septembre 1878 à Saint-Julien-en-Genevois, s’inscrit dans une longue lignée de juristes. Après son droit (Lyon et Paris), il est brièvement attaché commercial au Consulat de France à New York ettente laventure au Canada il crée la Société foncière du Manitoba.

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Quand la Grande Guerre éclate, il rentre au pays et monte au front comme simple soldat. Il finit la guerre, avec le grade de capitaine, au Grand Quartier Général à Chantilly et aux côtés du général Estienne, le « père des chars ». Lors de la Conférence de la Paix qui s’ouvre à Paris en janvier 1919 et aboutit à la signature du Traité de Versailles (28 juin 1919), il est le secrétaire du président du Conseil Georges Clemenceau (1841-1929).

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La tentation de la politique

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Cette année-là, Jacques Duboin est élu conseiller général puis député de Chamonix dans la « Chambre bleu horizon ». Le 14 mars 1922, il propose à la Chambre des députés la relève de la cavalerie par les chars : « Une armée moderne, cest une armée qui se reconnaît à lodorat : elle sent le pétrole et pas le crottin » (1)… Dix ans plus tard, ses propositions sont reprises par le colonel de Gaulle dans Une armée de métier.

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Lhomme politique prolonge aussi ses idées dans Réflexions dun Français moyen (Payot, 1923, préfacé par Henry de Jouvenel). Il y explique que billets de banque (la France en avait émis 35 milliards) et autres signes monétaires nont que lapparence de la richesse puisque la valeur du franc est élastique : mesure-t-on des longueurs avec un mètre élastique ? Ce premier ouvrage lui vaut dêtre appelé par Aristide Briand (1862-1932), qui forme alors son dixième ministère, au poste de Sous-Secrétaire dÉtat au Trésor, aux côtés du ministre des Finances Joseph Caillaux (1863-1944). Mais, au cours de la panique financière de juillet, le gouvernement est renversé. Battu aux élections législatives de 1928, Jacques Duboin décide de se consacrer à un chantier immense : l’éducation économique de ses concitoyens.

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Le fond de la bêtise humaine…

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Depuis Nous faisons fausse route (Éditions nouvelles, 1931) et Ce quon appelle la crise (Fustier, 1934) qui reprend ses articles parus dans le journal LŒuvre, il dénonce limposture de ces « experts » qui condamnent lhumanité à la « rareté » : « Les pauvres leur sont nécessaires () sans quoi il ny aurait ni prix de revient, ni marché, ni loi de loffre et de la demande, ni intérêt de largent, ni rente ni profits »

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Dans La grande révolution qui vient (Les Éditions nouvelles, 1934), il fait limplacable pédagogie du pirecest-à-dire de cette « raréfaction intentionnelle des choses utiles qui conduit à la misère universelle » : « Au cours de tous les siècles lhomme, réduit à ses seules forces, ne pouvait produire quen quantité très limitée les objets nécessaires à son existence, on néprouva que des crises de disette, et les accaparateurs de grains réalisèrent de grands profits. Dès lavènement de lénergie, la rareté diminuant et labondance commençant à sinstaller dans le monde, on vit ce spectacle singulier : cest que les hommes, au lieu de lutter contre la rareté des choses utiles, comme ils lavaient fait 60 siècles durant, commencèrent à sorganiser pour lutter contre labondance, car celle-ci tue leurs profits () Créer des richesses dont les hommes ont besoin et les détruire ensuite, cest toucher le fond de la bêtise humaine »

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Ainsi, les productions agricoles excédentaires sont lobjet de destructions massives « non pas parce que personne nen a besoin, bien au contraire, car la misère sétend, mais parce quelles ne trouvent pas de clients solvables : plutôt que den baisser les prix, on préfère détruire pour rendre plus rares les produits mis en vente, ce qui permet den maintenir les cours ».

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Jacques Duboin imagine Kou lahuri (Fustier, 1935), un personnage venu visiter la France pour comprendre les causes de la crise etahuri de trouver tant de misère dans un pays si richeEn réaction à la politique délibérée de destruction de richesses avec largent des contribuables, Jacques Duboin crée en 1935 lassociation Le Mouvement français pour lAbondance ainsi quune revue, La Grande Relève des hommes par la science. Durant l’Occupation, Jacques Duboin, déjà sexagénaire, résiste : son frère Léon, haut responsable du Conseil national de la Résistance à Toulon, est tué par les Allemands.

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La richesse du monde…

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Après la Libération, Jacques Duboin reprend son combat, avec Rareté et abondance (1945) : « Le libéralisme économique est incapable de répartir labondance : ce qui choque le plus, avec la puissance extraordinaire de la production moderne, cest de constater que les pauvres existent encore et que leur nombre va toujours grandissant () Pourquoi la production est-elle automatiquement freinée, au moment elle pourrait assurer le bien-être de tous ? () Cette lutte séculaire contre une abondance relative mais déjà suffisante pour compromettre les profits nous oblige à conclure quen régime libéral, les producteurs ne se sentent jamais libres de produire tout ce quils veulent, ni tout ce que leurs moyens de production leur permettraient dapporter sur le marché. Lécoulement des marchandises à un prix bénéficiaire se heurte à des difficultés croissantes, car sil était possible de vendre tout ce quon peut produire, on neut jamais parlé de crise en aucun pays et à aucune époque ».

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Inlassablement, durant les Trente Glorieuses, il explique lÉconomie Distributive et rappelle ce droit élémentaire : « Lhomme possède le droit à la vie () et doit avoir sa part dans les richesses du monde () Il est lhéritier dun immense patrimoine culturel, œuvre collective poursuivie pendant des siècles par une foule de chercheurs et de travailleurs, tacitement associés pour lamélioration de la condition humaine. Il est lusufruitier de ce patrimoine et sa part dusufruit ne peut se concevoir que sous forme dun pouvoir dachat, donc de monnaie permettant à chacun de choisir librement ce quil lui plaît dacheter () Les droits politiques ne suffisent pas pour assurer la liberté de lhomme, car la plus essentielle est celle de lesprit : or, na lesprit libre que celui dont lexistence matérielle est assurée. Les droits du citoyen doivent donc se compléter par des droits économiques, concrétisés par un « revenu social » dont chacun bénéficiera du berceau au tombeau () LÉconomie Distributive supprime définitivement la misère qui dégrade lhomme : nest-ce pas une honte de la maintenir quand tout existe pour la supprimer ? »

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Il s’éteint, presque centenaire, en pleine « société libérale avancée ». Depuis, la cupidité n’a pas fini de prospérer et la misère de s’étendre : l’une et l’autre ne connaissent pas la crise.

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Michel Loetscher

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Notes

Lire Jacques Duboin, le dernier des utopistes de Bernard Kapp (supplément Economie du Monde du 22 juin 1999)

www.jutier.net/contenu/jaduboin.htm

http://economiedistributive.free.fr

01 30 71 58 04 (lundis et mardis de 15 à 18h)

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(1) Discours publié au Journal Officiel n° 30 du 15 mars 1922

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publié dans le n°3 d’avril 2010, mis en ligne le 25/11/2011


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