samedi, 20 of avril of 2024

Sortir de l’expérimentation, généraliser nos alternatives

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Nous pouvons être fiers des expériences présentées dans ce journal ! Ingéniosité, courage, ténacité, réussites… Beaux témoignages de fraternité et d’humanisme dans ce monde de brutes. Notre monde n’est pas que pourri, des gens réussissent à mettre de la distance avec les règles du système économique majoritaire. Mais que faudrait-il pour que fraternité et humanisme deviennent la base de nos règles économiques ?

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Les désirs d’humanisme et de fraternité qui motivent les acteurs des expériences exposées dans ce numéro sont similaires à ceux des précurseurs des premières coopératives et mutuelles. Mais pourquoi la dynamique de l’Économie Sociale n’a-t-elle pas réussi à contrecarrer l’aggravation des inégalités, la destruction de l’environnement, l’augmentation du stress… ? Les banques coopératives n’ont pas pu empêcher la prolifération de l’ultra-libéralisme. De plus en plus de gens ne peuvent plus se soigner. Les produits AB peuvent comporter des OGM… Le renouveau de l’entrepreneuriat alternatif de ces dernières années n’est-il pas voué au même destin ?

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Le questionnement est identique en matière de Développement Durable. En quoi nos agendas 21, fonds sociétalement responsables et/ou éthiques, ressourceries, AMAP… résolvent-ils l’équation de l’Empreinte écologique (EE)1 ? Honnêtement, nos pratiques limitent la croissance de notre EE, mais ne permettent pas de bond en avant significatif.

Les calculs d’Empreinte écologique débouchent sur ce constat sans appel : si tous les habitants de la Terre vivaient comme des Européens occidentaux, il faudrait la surface de 3 planètes pour produire ce dont nous avons besoin et pour absorber nos déchets. Ce qui veut dire que les pauvres ne pourront pas devenir riches grâce à la croissance. Et également que tant que les « riches » n’auront pas divisé par 3 leur EE, les « pauvres » ne pourront pas accéder à l’espace écologique dont ils ont besoin. Autrement dit, tant que les « riches » maintiendront leur niveau de consommation, des pauvres continueront à mourir de faim, de maladie… Bien sûr, réduire son empreinte écologique pourra s’accompagner d’une croissance de la qualité de vie et du lien social.

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Pourquoi l’Économie Sociale et/ou Solidaire, le Développement Durable, l’Économie Circulaire… n’ont pas réussi jusque là à changer radicalement la tendance ?

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La faute aux gens qui seraient trop mal éduqués ? Trop mal informés ? Trop naïfs ? La connaissance existe. Journaux, livres, sites internet… traitant de bonnes pratiques sont innombrables. Mais pourquoi voit-on surtout proliférer des informations débilisantes ? Il y a là une piste à creuser…

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L’être humain serait trop égoïste ? Trop machiavélique ? L’homme porte en lui à la fois de l’égoïsme ET de l’humanisme. Pourquoi sa part d’humanisme ne peut-elle plus guère s’exprimer ? Voici une autre piste à creuser…

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En fonction de quoi une personne (privée ou morale) peut-elle s’exprimer aujourd’hui ? En fonction de son compte en banque. Déjà à l’époque de la 1ère révolution industrielle, on a privatisé les terres collectives pour expulser les paysans les plus pauvres, afin qu’ils migrent et deviennent une main d’œuvre corvéable à merci pour l’industrie. Aujourd’hui, grands patrons et gouvernements optimisent l’emploi et le chômage pour nous obliger à nous considérer comme des ressources humaines. Hier comme aujourd’hui, dans cette pénurie volontairement organisée, nous devons d’abord nous battre contre nos voisins pour obtenir un revenu ou une prestation sociale. Ensuite, ceux qui trouvent un travail sont la plupart du temps contraints de se battre contre la concurrence : coopératives, mutuelles, associations, ONG… sont également obligées de vivre dans les règles de la guerre économique. Or derrière, il y a des tonnes de denrées et de marchandises qu’on détruit pour maintenir nos marchés. Comme durant la misère de la crise de 29 où l’on a brûlé des tonnes de blé. Alors que de nombreuses études prouvent que 10 milliards d’habitants aujourd’hui pourraient manger à leur faim, avec de l’agriculture vivrière et biologique…

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C’est ce besoin d’alimentation de notre compte en banque qui peut contraindre des ouvriers à se battre pour le maintien d’usines inutiles2. On pourrait améliorer nettement la qualité des déplacements grâce à une combinaison de transports en commun, co-voiturage et auto-partage. Toutes les machines à laver pourraient durer 25 ans. Tous les ordinateurs pourraient être modulables pour s’adapter aux innovations. Mais trop de gens perdraient leur travail. Bien sûr, certains secteurs pourraient embaucher. Il faudrait environ 1 million de salariés agricoles pour passer toute l’agriculture française en bio. Mais comment les paysans qui ont du mal à se payer pourraient-il embaucher du monde supplémentaire ? Il y a plein de besoins non satisfaits dans le social, dans la recherche fondamentale…, mais comment les financer ? De surcroît, la tentative de partage du travail par les 35 heures en France nous a montré qu’on ne peut pas partager le travail sans diminuer les revenus.

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Pourquoi les revenus resteraient-ils liés au travail ? Si revenus et salaires étaient totalement dissociés, on pourrait enfin partager les 2 équitablement. Voilà une clé qui devra être traitée au niveau national ou européen. Mais attention : tant que nous aurons le moindre bout de revenu d’activité, la plupart d’entre nous ne pourra pas accepter de partager ou perdre son activité et continuera la guerre commerciale, synonyme de publicité et d’hyper-consommation.

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Il faudra un seul revenu, un Revenu d’Existence (RE) avec suppression de tous les revenus d’activités pour que la coopération, la solidarité et relocalisation se propagent dans toute notre économie. Sera-ce suffisant ? Dame non, il restera deux autres problèmes majeurs : outre le financement de ce RE, il faudra ouvrir les chantiers de la création monétaire et de la propriété privée.

Le monde est à la fois le reflet de ce qu’on est à l’intérieur de soi et la conséquence de nos actes. Pour changer le monde, il faut donc agir en même temps sur les 3 niveaux : en soi, localement et globalement.

D’où proviendra l’argent du RE ? Les États ont de moins en moins de rentrées d’argent et ne peuvent plus en fabriquer eux-même. D’où provient l’argent de nos salaires actuels ? Il y a belle lurette que l’argent n’est plus gagé sur l’or. La création monétaire a été privatisée, pour le plus grand profit des banques commerciales qui créent de la monnaie ex nihilo3. Or ce mode de création nous entraine dans une croissance exponentiellement illimitée et avec des crises de confiance répétées. Les banques coopératives, même si elles ont été moins touchées par les dernières crises financières, n’inversent pas la tendance. Les velléités de baisser les taux d’intérêts sont vouées à l’échec, car même avec des taux d’intérêts faibles, la croissance reste, mathématiquement, exponentielle4. La seule solution est de revenir à des taux de 0 %. Ce qui nous oblige à envisager de mettre au point un autre type de monnaie. Les SOL, SEL et autres monnaies complémentaires sont de belles tentatives, mais ne peuvent pas se généraliser à l’échelon national et international. L’Argentine, après la faillite de son économie il y a 10 ans, a pu continuer de vivre grâce à une multitude de monnaies locales, mais l’alternative s’est arrêtée lorsque des « petits malins » en ont abusé. De surcroît, comment pourrait-on financer un RE national ou européen avec des monnaies locales ? La création monétaire est particulièrement importante et risquée. Le pouvoir et les enjeux sont énormes, avec ou sans gestion démocratique. C’est que la monnaie distributive pourrait nous sortir de l’impasse.

Remplaçant toutes les monnaies (nationales et complémentaires), la monnaie distributive est créée en même temps que les biens et services, lors de leur mise en vente, et détruite à chaque acte d’achat : la masse monétaire correspond exactement à ce qui est disponible dans les magasins. Elle est la contrepartie de la production locale, le politique n’a plus de rôle de décision (en matière de création monétaire).

Le financement du RE serait ainsi résolu, car distribué avec cette monnaie distributive. Cependant, la boucle n’est pas encore bouclée.

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Nos expériences ne bloquent-elles pas régulièrement sur des casses-tête de foncier et de capital ? Même avec un RE et une monnaie distributive, le problème persistera. Obtenir des terrains, des bâtiments, des outils de production… Habitat & Humanisme, La NEF, Terre de lien… ne gèrent que les quelques miettes que nous arrivons à récupérer. Il y a 900.000 personnes mal logées en France, et 2 millions de logements vacants ! Même les petits propriétaires préfèrent de plus en plus spéculer (sans locataire), plutôt que de prendre le risque de tomber sur des mauvais locataires. La propriété privée débouche sur des situations de plus en plus honteuses. Bien sûr, la propriété collective n’est pas possible, vu nos désirs d’indépendance. La clé, c’est la propriété d’usage qui pourrait faciliter la vie5.

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Mettons en place en même temps une monnaie distributive, un RE (unique) et la propriété d’usage, dans une ambiance de démocratie participative et locale. Fraternité, humanisme et individualisme feront enfin bon ménage !

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Utopie ? Oui, dans le sens où elle n’a pas encore été expérimentée. Utopie qui fonctionnera grâce aux savoir-faire et habitudes développées dans toutes nos expérimentations. N’est-elle pas préférable à l’utopie suicidaire de la poursuite du système actuel, qui nous entraine dans la dictature économico-financière aux mains de l’oligarchie actuellement aux commandes ?

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Éric Goujot
http://ecodistributive.chez-alice.fr
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Article en format .pdf

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1 Le terme empreinte écologique (cf. www.wwf.fr) est utilisé parce qu’il est le plus connu, en pratique il vaudrait mieux utiliser la notion d’espace écologique (cf. brochure « Une seule planète » sur www.uneseuleplanete.org, page « Outils de mobilisation »

2 Le besoin de sociabilité est également en jeux. Mais le travail salarié n’est pas la seule réponse à ce besoin.

3 Ex nihilo = à partir de rien ; monnaie créée en échange de reconnaissances de dettes (lorsqu’on emprunte).
Cf. bibliographie sur http://ecodistributive.chez-alice.fr/index.php?page=liens

4 L’intégrale d’une fonction « pourcentage » donne une exponentielle

5 Thème traité dans le Colibri S&D n°3

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publié dans le n°5 de mars 2011, mis en ligne le 14/12/2011


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