Des actuels conflits sociaux au mouvement sociétal à venir
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Il importe de s’interroger sur le succès rencontré, depuis une vingtaine d’années, par diverses approches sociologiques portant sur les mobilisations collectives : ne proviendrait-il pas de leur fonction de dépolitisation du mouvement sociétal plus que de leur capacité à en rendre objectivement compte ? Répondre à cette question nécessite de se doter, d’entrée de jeu, d’une définition rigoureuse du mouvement sociétal. Ce détour théorique nous indiquera les actuelles potentialités en émergence du côté d’une société civile et il nous permettra de ne pas rester emmurés ou paralysés dans de fausses certitudes.
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Il revient au sociologue Alain Touraine d’avoir modélisé le mouvement sociétal à partir de l’expérience ouvrière et, aussi, d’avoir constitué la figure ouvrière en sujet historique. Sa thèse est simple : le mouvement ouvrier tire historiquement sa force des trois principes d’identité, d’opposition et de totalité. L’identité ouvrière surgit dès la phase préindustrielle, pour ensuite se doter, lors de l’institutionnalisation du système industriel taylorien et fordiste, d’une conscience de classe dans son opposition au patronat et, enfin, cette identité en crise aura permis au sujet de se produire lui-même en orientant la totalité du système social. Cette mutation atteste l’entrée dans une société dite « programmée » ou postindustrielle et nécessite l’émergence du nouveau mouvement sociétal. Alain Touraine et ses collaborateurs l’ont cherché durant une vingtaine d’années, du côté des régionalistes, des étudiants, des écologistes ou encore des féministes, avant de déserter ces terrains pour se recentrer sur la question du sujet dont le modèle pourrait bien être le dissident politique. En effet, cette identité de sujet demande de mettre à égale distance les forces du marché et celles du repli communautaire. Touraine affirme ainsi que: « l’identité du Sujet ne peut être construite que par la complémentarité de trois forces : le désir personnel de sauvegarde de l’unité de la personnalité, déchirée entre le monde instrumental et le monde communautaire ; la lutte collective et personnelle contre les pouvoirs qui transforment la culture en communauté et le travail en marchandise ; la reconnaissance, interpersonnelle mais aussi institutionnelle, de l’Autre comme sujet » (Touraine, 1997, p. 107).
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L’intérêt accordé au mouvement sociétal reposait sur l’intuition de sa centralité : les mobilisations ouvrières ont permis l’établissement d’un État social garantissant aux travailleurs et à leurs familles l’accès à un minimum de garanties et de droits. L’absence de cette matrice favoriserait dès lors l’apparition de forces sociales inversées, (telles que l’intégrisme religieux ou la révolution conservatrice ou réactionnaire), nous faisant basculer dans un système régressif. La perspective de Touraine a trouvé un prolongement intéressant chez Manuel Castells qui voit, dans le renversement de l’ordre patriarcal, la possibilité d’une reprise de mouvement sociétal. Analysant les différentes formes de féminisme, Castells s’interroge sur les conditions du passage d’une identité communautaire à une identité projet. Cette identité-projet apparait ainsi « lorsque des acteurs sociaux, sur la base du matériau culturel dont ils disposent, quel qu’il soit, construisent une identité nouvelle qui définit leur position dans la société et, par là-même, se proposent de transformer l’ensemble de la structure sociale » (Castells, 1999, p. 18). Ce même questionnement est à l’œuvre du côté de l’école des rapports sociaux de sexe de Danièle Kergoat qui constate que l’expérience de la lutte amène les ouvrières à entrer dans de nouveaux rapports de négociation avec leurs conjoints. Gérard Mauger développe, quant à lui, une perspective différente mais complémentaire de l’approche de Touraine. S’inspirant d’une réflexion initiée par Pierre Bourdieu, il insiste davantage sur la morphologie du mouvement social composé de quatre acteurs collectifs majeurs : les syndicats, les intellectuels, les partis politiques et les associations. Le mouvement social serait un sous-champ du politique dont l’autonomie reste un enjeu de luttes. Au-delà de leurs différences, ces sociologues ont en commun le fait de nous signifier plus ou moins explicitement que la véritable fonction du mouvement social est de transformer l’ordre des dominants sans avoir à les renverser. Un mouvement social réussi est celui qui fait trembler les tenants de l’ordre social même s’il s’apparente au final à une révolution avortée.
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Les actuelles mobilisations collectives sont aujourd’hui face à un paradoxe : leur intensité ou leur force pourtant historiques sont uniquement porteuses d’inquiétudes passagères ne semblant affecter ni le politique, ni le cours des choses. Les nouveaux mouvements sociaux qui devaient être porteurs de revendications plus qualitatives ou culturelles ne fédèrent pas des conflits qui, dès lors, se suivent sans trouver de véritable débouché politique. Se pose alors la question du sens d’un engagement ne parvenant plus à s’orienter dans la recherche d’une réelle alternative : le mouvement sociétal peut-il durablement s’en passer et se limiter à n’être qu’une protestation réactive ?
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En refusant la prégnance de l’axiomatique de l’intérêt1, Alain Caillé et ses collaborateurs nous indiquent l’importance d’un engagement qui ne soit pas uniquement motivé par la volonté d’assouvir des intérêts strictement personnels. Les théoriciens du Manifeste Anti-Utilitariste en Sciences Sociales, (le MAUSS), nous ouvrent dès lors de nouvelles perspectives en pointant notamment les soubassements anthropologiques nécessaires à l’instauration du lien social, les conditions d’un mieux vivre ensemble. Le mérite de Marcel Mauss est bien d’avoir démontré l’importance anthropologique de la triple obligation de donner, de recevoir et de rendre… Ne faudrait-il pas la rappeler et, par là-même, promouvoir des valeurs sociétales davantage axées sur la solidarité et le partage ? Des réflexions, comme celles approfondissant la question du passage à une économie distributive s’y emploient. Elles ne peuvent cependant pas faire l’impasse d’une réflexion plus sociologique autour du mouvement sociétal car le pouvoir de domination des tenants de l’ordre néolibéral ne peuvent que l’entraver et ils ne manquent pas de ressources sociales, culturelles, économiques ou encore symboliques.
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La définition de toute action collective nous permettra de progresser dans la connaissance de ses significations car les notions de mobilisation, de révolte, de mouvement sociétal ou de révolution demandent à être dissociées et être analysées ensemble. Se contenter de définir ou de cerner des dynamiques de groupe, des interactions localement organisées, des modalités de fonctionnement ou encore les différentes phases d’un processus collectif de mobilisation ne nous permettra pas de cerner les potentialités du mouvement sociétal à venir. Or, le sens des luttes actuellement émergentes se donne déjà à voir à la fois dans la désignation nécessairement idéologique d’un adversaire de classe transnational et dans l’utopie d’un autre monde plus soucieux d’égalité et de fraternité, composé de semblables qu’ils soient des femmes et des hommes ou des précaires et des établis.
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Jean-Yves Causer
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Indications bibliographiques :
Castells M. (1999), Le pouvoir de l’identité. L’ère de l’information, Paris, éd. Fayard, 534 p.
Touraine A. (1997), Pourrons-nous vivre ensemble ? Égaux et différents, Paris, éd. Fayard, 395 p.
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1 L’axiomatique de l’intérêt est l’illusion de croire que nous sommes foncièrement intéressés (au sens étroit du terme c’est-à-dire financièrement ou matériellement) dans tout ce que nous entreprenons et qu’il n’y a pas de place pour l’acte gratuit ou altruiste dans nos choix ou nos motivations.
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publié dans le n°4 de novembre 2010, mis en ligne le 08/12/2011
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